9. La bella

Paul laissa sa mère dormir devant la télévision et emprunta le passage des roseaux peu après le coucher du soleil. Il avait beau se dire qu’il agissait sans aucune préméditation, il savait fort bien que Riley partait travailler vers six heures. Et ce n’est pas par hasard qu’il pénétra dans la cuisine par la porte de derrière et monta les escaliers. Il n’avait pas décidé ce qu’il allait faire en arrivant à la chambre d’Alice, mais il ne voulait pas s’arrêter pour y réfléchir. Il ouvrit la porte et entra, sachant qu’il n’avait aucun droit de faire ça.

« Je ne t’appartiens pas », lui avait-elle rappelé alors qu’elle devait avoir douze ans. Paul lui avait interdit de monter à bord du bateau à moteur d’un ami, dont le père, aux commandes, était visiblement saoul.

« Je n’ai jamais dit ça », avait-il répliqué sèchement. Mais tandis qu’ils s’éloignaient du bateau, ni l’un ni l’autre n’y croyait vraiment.

Elle dormait, les cheveux étalés sur l’oreiller, et la tête tournée vers le mur. Elle avait repoussé sa couverture, lui laissant le plaisir d’admirer sa jambe gauche sur presque toute sa longueur.

La beïla. Il n’avait aucune envie que sa mère la voie.

Elle ne se réveilla pas lorsqu’il s’assit au bord de son lit. Il ne supportait pas qu’elle soit en colère après lui. Parce qu’alors il était seul au monde.

Il se pencha pour lui murmurer à l’oreille :

– Je suis désolé.

Il avait l’haleine avinée. Il frôla une de ses mèches du bout des doigts.

– Je sais ce que tu voulais dire. Je ne comprends pas pourquoi j’ai agi ainsi.

Il avait besoin de la sentir près de lui, comme quand il était enfant. Comment allait elle le prendre ? Il ne pouvait pas lui dire ce qu’il voulait ni ce qu’il avait à offrir. Mais il l’aimait. Pouvait il le lui dire ? C’était tellement simple de l’aimer et encore plus simple de ne pas se l’avouer.

Malgré tout ce qu’il avait fait, il savait qu’elle serait clémente. Il se glissa dans son lit en se faisant tout petit, puis remonta le drap. Avec mille précautions, il s’approcha d’elle, de sa chaleur. Prudemment, il passa un bras autour de sa taille, osant à peine la toucher, mais mourant d’envie de l’enlacer. Il étouffa un grognement de plaisir lorsque la jambe d’Alice s’enroula autour de la sienne. Elle était toute chaude de sommeil et de tendresse. Il avait envie d’enfouir son visage dans son cou et de mêler ses membres aux siens.

– Je t’aime, souffla-t-il dans ses cheveux.

C’était facile de prononcer ces mots quand elle ne pouvait pas les entendre.

Il resta allongé là, se détendant peu à peu. Son cœur reprit un rythme normal, il recommença à respirer. Ses pensées s’apaisèrent.

Il s’était imaginé que, si un jour il pénétrait dans son lit en tant qu’adulte, ce serait tout à fait autre chose que dans l’enfance. Effectivement, il posait un regard différent sur elle. Son odeur, sa chaleur éveillaient des parties de son corps dont il n’avait pas conscience à l’époque.

Une pensée lancinante tournait en rond dans sa tête, comme un cauchemar éveillé qui se répète sans cesse. L’amour peut il durer toute une vie ? Peut il passer indemne de l’enfance à l’âge adulte en survivant aux tourments et aux écueils de l’adolescence ? Est il toujours le même à l’arrivée, simplement exprimé de façon différente ? Ou ces deux formes d’amour sont elles radicalement étrangères et incompatibles ?

Peut-être n’était ce pas la réponse qui était déroutante, mais la question qui était mal posée. Peut-être n’y avait-il pas deux sortes d’amour, mais des milliards. Ou alors une seule.

Mais, à ce moment précis, il la tenait dans ses bras. Il n’avait plus peur de la réveiller maintenant. Elle se tourna vers lui, les yeux fermés, et l’enlaça. Lorsqu’elle posa sa joue sur son torse, il sentit ses cheveux lui chatouiller le cou et le nez. Il avait beau être bien trop grand pour ce lit, elle lui fit une place.

La confiance et l’amour sont indissociables. Il l’avait compris. Mais où intervenait le désir, alors ? Quelle était sa place dans tout cela ? On ne pouvait tout de même pas le faire taire, si ?

Il ignorait si elle était réveillée ou si elle dormait, mais il sentait les battements de son cœur et l’écho de son pouls dans ses mains. Il sentait l’arête de son tibia contre le sien, la douceur de sa cuisse. Il ne savait pas ce que ça signifiait, mais le simple toucher de sa peau, sa chaleur, la façon dont elle l’accueillait contre elle le réconfortaient au plus profond de lui-même.

Tout n’avait peut-être pas tant changé finalement. Malgré ses seins, et ses membres déliés, c’était toujours la même Alice. Ce qui lui plaisait le plus chez elle était peut-être ce qu’il avait toujours aimé. La fin de la solitude. Un espoir de bienêtre. Le contact d’un corps en qui il avait confiance.

Alice se réveilla, quittant un rêve pour un autre. Difficile de distinguer la veille du sommeil, mais elle s’en moquait tant que le rêve perdurait.

Elle s’était endormie furieuse après lui la veille, et voilà qu’elle se réveillait entre ses bras, toute trace de colère disparue. Avec Paul, elle ne parvenait jamais à savoir où elle avait égaré sa colère, même quand elle se promettait de revenir la chercher plus tard.

Elle garda les yeux fermés. Lui offrant ainsi la possibilité de nier. Tant pis si, d’ici midi, il avait tout effacé. Ici, maintenant, il se passait quelque chose et elle ne voulait pas que ça s’arrête, c’est tout. Si ça se trouve, elle était au lit avec Don Rontano, le prof de tennis, mais en tout cas, c’était bon.

Les yeux toujours clos, elle saisit l’ourlet de son teeshirt et le lui ôta. Qu’il nie tout en bloc si ça l’amusait, ce qu’elle voulait, c’était toucher sa peau. Elle se nicha contre son torse, faufila ses mains dans la chaleur de son dos et de ses épaules.

Pouvait elle l’embrasser ? La laisserai-t-il faire ? Pourrait il ensuite prétendre que rien ne s’était passé ? Et s’ils faisaient l’amour ?

Elle le serra plus fort, et dans un élan de témérité, plaqua le bas de son ventre contre le sien, avec son short et sa culotte entre les deux. Peut-être que la moitié supérieure de Paul n’en avait pas envie, mais la moitié inférieure, en tout cas. Elle remua doucement. Le corps ne saurait mentir. Elle n’ouvrit toujours pas les yeux.

« Je dormais, pourrait il dire. Que s’est il passé ? Je croyais que tu dormais aussi. »

Mais s’il fallait s’y prendre ainsi, cela valait il le coup ? Avait-elle envie de cela ? Et si, finalement, elle perdait sa virginité avec Don Ron tano, elle n’aurait pas l’air bête !

Elle ouvrit les paupières. Osa un bref coup d’œil. Ce n’était pas Don. Et il n’avait même pas les yeux fermés. Alors, comme ça, il aurait le droit de voir et pas elle, c’était vraiment trop injuste !

Il croisa son regard. Elle sentit son étreinte se relâcher. Son ventre s’écarter du sien.

Elle retrouva un peu de la colère d’hier soir. Elle était là, toute proche, finalement. Elle ressurgit lorsque soudain Paul se raidit.

Il s’assit. Elle s’assit aussi. Il avait l’air surpris de la trouver ici.

« Hé ! C’est toi qui t’es glissé dans mon lit, et non l’inverse », avait-elle envie de lui crier. Mais elle n’avait pas envie de briser le charme. Il n’était pas encore brisé, hein ?

Elle le contempla, assis là, dans son lit. Torse nu et entortillé dans son drap, avec ses cheveux mal coupés et son air torturé. Tout laissait penser qu’il se passait bien quelque chose entre eux. C’était un brin pervers, mais elle aurait aimé que son père ou sa mère entre dans la pièce à ce moment là. Qu’est ce qu’il aurait dit alors ?

Il posa les deux pieds par terre. Bon sang, il commençait déjà à effacer !

« Que veux tu effacer, il n’y a rien ! » dirait il.

– Ma mère est là, l’informa-t-il.

Elle sentait son haleine chargée d’alcool.

Elle hocha la tête. Voilà qui expliquait beaucoup de choses. Il la prenait de nouveau pour Alice le doudou réconfortant, mais elle n’était plus aussi douée qu’autrefois pour cette mission. Elle demandait trop en retour. C’était ça, le problème, non ?

– Pour combien de temps ?

– Aujourd’hui seulement. Oh !…

Soudain, avec sa culotte et son teeshirt trop petit, Alice se sentait un peu trop dénudée pour parler de sa mère.

– Comment elle va ?

– Toujours pareil.

Nouveau hochement de tête. Elle croisa les bras sur sa poitrine.

– Tu veux que je passe la voir ?

– Non, répondit il aussitôt. Enfin, je veux dire, tu peux, si tu veux.

Il se leva.

Oh non ! il allait repartir et ils se retrouveraient au même point. Le rêve s’était évaporé. Le charme était rompu.

Elle le regarda chercher son teeshirt sous les couvertures et l’enfiler. Au désespoir, elle ouvrit la bouche :

– Il n’y a vraiment rien, alors ?

Elle le fixa d’un œil noir, le défiant de lui demander ce qu’elle entendait par là. S’il osait le faire, elle le jurait devant Dieu, elle lui mettrait son poing dans la figure.

Il eut l’air blessé mais ne recula pas.

– Alice. Il n’y a pas rien, évidemment que non.

Qu’est ce que c’était censé vouloir dire ? Il fallait qu’elle compte les négations pour voir si elles s’annulaient.

– Alors il y a quelque chose ?

– Il y a toujours eu quelque chose, non ?

Elle serra les dents. Qu’il soit lâche et malhonnête, si ça lui chantait, elle ne jouerait pas le jeu. Elle le fusilla à nouveau du regard.

– Tu sais quoi ? Quoi ?

– J’ai envie de toi. Tu dis qu’il n’y a rien entre nous, mais je sais que c’est faux. Tu peux toujours prétendre qu’il n’y a rien de ton côté, que tout est dans ma tête…

Elle commençait à s’emballer. Elle s’éclaircit la voix avant de reprendre :

– C’est ce que tu vas me dire ?

Il était paralysé. Il ne répondit rien. C’était le moment ou jamais. Elle se jeta à l’eau.

– Je n’ai jamais fait l’amour. Je veux que tu sois le premier, mais pas que ce soit contre ton gré.

Il avait l’air sous le choc. Il ne savait pas dans quel ordre répondre.

– Tu n’as jamais fait l’amour ? s’étonna-t-il finalement.

« Bien sûr que non ! Je t’attends depuis toujours, espèce d’imbécile. » Ça, elle le garda pour elle.

– Non, répliqua-t-elle à la place, coupant court à toute autre question.

Je…

– Tu n’es pas obligé de me donner ta réponse tout de suite. Si tu es d’accord, rejoins moi sur la plage ce soir à minuit. Au même endroit que d’habitude.

Elle avait du mal à croire qu’elle avait prononcé ces mots, mais elle était assez fière de son audace.

– Si tu ne veux pas, ne viens pas. Alice…

Il avait du mal à y croire lui aussi.

– Je suis sérieuse, affirma-t-elle, même s’il était difficile de paraître sérieuse en petite culotte violette et teeshirt au-dessus du nombril. Mais si tu viens, amène Paul. Et attends toi à voir Alice, d’accord ?

Il hocha la tête.

– Et ne bois pas.

Elle aurait aimé clore la conversation en tournant les talons pour sortir comme une reine. Mais elle était dans sa chambre, elle dut donc rester assise sur son lit et le regarder s’éloigner.

Elle n’avait jamais fait l’amour.

Cela le surprenait il vraiment ?

Il avait toujours préféré ne pas y penser. S’il s’obligeait à s’attarder sur le sujet, il s’imaginait qu’elle avait sauté le pas à l’occasion d’une relation brève et sans conséquence. Un peu comme lui.

Il l’avait fait souvent sans conséquence. C’était parfois bref, parfois plus long. Ça lui avait plu, parfois beaucoup. Il repensa à Maria Rosa, la plantureuse Mexicaine avec qui il s’éclipsait dans les champs au beau milieu de la journée. C’était toujours en marge de sa vraie vie. Jamais il ne l’avait fait avec l’espoir que l’aventure se poursuive. Jamais il n’avait promis à une fille qu’il la rappellerait.

Elle n’avait jamais fait l’amour. « Elle t’attendait. Oh, Seigneur ! »

Pourtant, c’était évident. Il n’aurait pas supporté qu’il en soit autrement.

Il sentait son cœur battre dans tout son corps en accompagnant sa mère au bateau taxi. Il était trop préoccupé pour écouter le moindre mot de ce qu’elle lui racontait. C’était une expérience nouvelle. Excitation, désir, fantasmes… mêlés à la peur panique de perdre le contrôle.

– Ça va ? lui avait demandé sa mère avec une perspicacité inhabituelle, alors qu’elle avançait à côté de lui sur le quai, tous ses bijoux cliquetant. Oui.

Sa voix étranglée venait de quelque part au fin fond de son ventre.

Etait il capable d’aller retrouver Alice sur la plage sachant ce qu’elle attendait de lui ? Pouvait il s’avouer franchement, ouvertement que c’était ce qu’il voulait aussi ? N’étaient ils pas au-dessus de ça ? Enfin, lui, tout du moins ?

Après avoir quitté sa mère, il marcha. Il marcha jusqu’à Lonelyville, et même plus loin. Il traversa Océan Beach, Seavïew, Point O’Wood et poussa jusqu’à Sunken Forest, où les moustiques le forcèrent à reculer.

Il avait mal aux pieds et un coup de soleil sur les épaules.

Alice attendait quelque chose de lui. Elle lui offrait quelque chose en retour. Prendre et donner. Il n’avait jamais bien supporté aucun de ces deux engagements.

Pourrait il vraiment aller la rejoindre à minuit ?

Pourrait il vraiment attendre jusqu’à minuit ? Et s’il y allait maintenant ?

Tout à coup, il la voyait comme sa promise, il fallait qu’il attende que le mariage soit passé pour la voir.

Ouh là ! Ses pensées s’emballaient !

N’était ce pas ce qu’il avait toujours désiré ?

Enfin, il prenait sa vie à bras-le-corps, la vie dont il avait toujours rêvé, mais qu’il ne méritait pas.

« Allez ! Vis ta vie ! Elle te tend la main ! » l’encourageait une partie de son cerveau.

Mais en était il seulement capable ? Et s’il gâchait tout ? Et s’il détruisait tout ce qu’il avait de mieux dans la vie ?

Il ne vivait que pour ça. Plutôt passer sa vie à protéger la relation qu’il avait avec Alice, comme un conservateur de musée, que de risquer de la perdre.

Il n’irait pas la rejoindre. Il n’en avait même pas envie.

Comment allait il pouvoir attendre jusqu’à minuit ?